Les histoires de Jacques -12-
Les
petits ponts
Les ponts ont-ils une histoire, parfois
une très vieille histoire ? Bien sûr que oui
et nous voudrions vous en conter une, en
images, simplement pour le plaisir...
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l était une fois (oui,
les histoires commencent toujours comme cela !), il était une fois,
dis-je, vers l'an de grâce mil sept cent et quelques... un métayer
Saintongeais qui faisait pousser son froment ou son épeautre sur
quelques journaux d'une terre ingrate. Une fois les moissons faites,
toutes à la faucille, et les épis rassemblés, on battait les chaumes au
fléau en compagnie de voisins et d'amis.
Puis il fallait séparer le grain de la paille, le vanner, ce qui
pouvait aller assez vite, pour peu que quelques bonnes brises viennent
faciliter la chose. Il
ne restait plus qu'à l'ensacher dans ces gros sacs de chanvre. Mais
pour avoir la farine, cette précieuse poudre-à-pain, encore fallait-il
pouvoir moudre...
Des
moulins, il y en avait bien, à eau, à vent, ceux du seigneur ou bien
des moines, ceux où il fallait payer redevance... Justement,
sur une colline pas trop éloignée, il y avait un beau moulin à vent, un
moulin banal, qui travaillait vite et bien, sur sa hauteur de la
Côterelle, vers Saint-Germain de Lusignan. Il avait été bâti par un
nommé Guillaume Couillan, en 1766. Il y avait même gravé son nom :
"Guillaume
Couillan, en 1766"
NB
Le sentier qui aboutit au pont traverse un bois et
grimpe sur une colline où se trouve
les ruines d'un moulin à vent dans lequel j'ai photographié cette
inscription. J. Dassié.
Oui,
voici
qui était bel et bon mais... il fallait pouvoir transporter au moins
une vingtaine de boisseaux de grain et deux obstacles se dressaient
entre le terroir du bonhomme et la tour aux grandes ailes : une
rivière, le Trèfle. Elle n'était pas très profonde mais avait un bon
courant, et juste après, il y avait la dénivellation de la colline qui
faisait bien vingt toises de haut ! Un charroi tiré à bœufs n'y serait
pas passé. Or, il y avait pas mal d'ânes à cette époque... Un "Pré aux
ânes" l'atteste encore.
Notre homme se dit qu'avec cinq ou six bourricots bien bâtés,
quitte à faire deux voyages, cela devrait aller... Au premier essai,
grave échec, les ânes prennent peur et refusent d'entrer dans la
rivière. Un plus courageux que les autres (les coups de bâton ?) s'y
essaye, trébuche, perd pied et mouille le grain ! Toute la population
d'alentour était là et les avis fusaient ! Un vieux leur suggéra "de
faire un pont, juste pour l'âne" ! Curieusement, il fût écouté... Oui,
l'idée n'était pas bête : ce pont pourrait servir à tous et même les
femmes traverseraient plus facilement...
Le petit pont de pierre, sur le Trèfle, dans son écrin campagnard. @ J.
Dassié
Il
n'y avait ni
architecte, ni ingénieur, mais des gens matures, avec beaucoup de bon
sens. Pour ne pas entreprendre des travaux trop importants pour leurs
moyens, il fallait limiter la largeur au minimum compatible avec la
fonction souhaitée. On se mit d'accord sur une largeur de deux pieds et
deux pouce (70 cm environ) et d'une longueur des dalles de huit pieds (
2,5 m environ). Pour aller d'une berge à l'autre, même en période de
crue, il fallait une longueur de 13 toises, soit une dizaine de dalles
alignées (25 m environ). Les
dalles, dressées
verticalement constitueraient des piles parfaites. Un seul léger
détail, chaque dalle pesait à peu près trois mille cinq cent livres
(1700 Kg...). Les hommes, après longues réflexions, s'enquirent de
trouver de la pierre. Par chance, une carrière se trouvait non loin de
là et après d'âpres négociations et de longs jours d'attente, le lot de
pierres assez plates, aux dimensions des dalles, arriva dans le pré, au
bord du Trèfle. Paradoxalement, la construction fut relativement aisée
et rapide. Le plus long fut l'implantation des piles, mais comme on
était en été et que les eaux étaient basses, une fois la première pile
en place, les autres suivirent assez facilement. Le plan avait été bien
fait et les dalles du tablier s'ajustèrent sans la moindre difficulté :
juste quelques retouches pour l'encastrement. Et le grand jour arriva !
On prit un âne, on lui mit le bât que
l'on chargea de deux gros sacs de grain, de part et d'autre. Puis, tiré
par son propriétaire, on le fit monter sur la première dalle. Tout alla
bien, jusqu'au milieu du pont où notre quadrupède se raidit sur ses
pattes et refusa tout net de continuer. Evènement, commentaires, on
tire, on pousse, on amène les bâtons... et messire Aliboron se met à
ruer, glisse, tombe dans la rivière, entraînant avec lui tous ceux qui
se cramponnaient à lui ! Et le grain est à nouveau mouillé...
Cette fois c'en est trop et l'honneur du
village est en jeu ! On rappelle le vieux, oui, celui de tout à
l'heure, celui qui proposait de faire un pont pour l'âne. Et on le
questionne avec une certaine agressivité en exprimant ouvertement des
doutes quant à la fraîcheur de sa cervelle ! Le vieux ne s'émeut pas et
leur dit : "Vous ne changerez ni l'âne, ni la façon de le charger, nos
pères faisaient déjà comme cela et c'est une manière bien adaptée.
L'âne étant ce qu'il est, il est probable qu'il fera encore d'autres
écarts. Pour l'empêcher de perdre l'équilibre il faut lui rapprocher le
sol afin que sa charge soit retenue dès qu'il penche d'un coté ou de
l'autre...". Interloqués, les gens parlaient d'un ramollissement
soudain, quand le vieux continua "Armez-vous de vos pics et creusez !".
"Creusez au milieu du passage une rigole plate suffisante pour que
l'âne trottine sans problème, 10 pouces devraient suffire. Pour la
profondeur, il faut que, si l'âne se penche un peu, le fond du sac
vienne toucher le rebord de la dalle, l'empêchant ainsi de basculer".
Le vieux ne s'appelait pas Zarathoustra,
mais c'est ainsi qu'il parla... Intrigués, les hommes se mirent à
creuser cette fameuse rigole. Après bien des sueurs et des peines, le
pont avait enfin cette espèce de canal creusé au centre du tablier.
Bien inquiets, les gens du cru rappelèrent le candidat au passage et
son âne, on remis le bât, les sacs et timidement le cortège se dirigea
vert l'ouvrage d'art...
Maîstre
Aliboron
s'engagea, trottina, passa le milieu du pont... trébucha, mais ne
bascula pas... et débarqua sans encombre sur l'autre rive, sous les
acclamations des badauds... Depuis ce jour, les petits ânes bâtés
traversent sans problèmes. D'autres villageois eurent vent de
l'affaire, trouvèrent l'idée bonne et l'appliquèrent aussitôt chez eux.
Et
le vieux, direz-vous ?
Assis devant sa chaumière, paupières mi-plissées, mâchonnant un bout de
tige de typha, souriant dans sa barbe, il contemplait l'agitation de
certains qui expliquaient avec force gestes comment leur était venue
l'idée merveilleuse...
Neuillac,
le "Pont de Romas", avec le moulin sur la colline.
Neuillac
CM. Le Pont de Romas.
Pont médiéval, en
rapport avec le moulin à vent de Saint-Germain de Luzignan (vérifié par
photographie aérienne). Détail de l'une des piles du Pont de Romas,
montrant l'usure de cette pile par les crues hivernales et
printanières.On voit la zone d'ajustement et de jonction des deux
dalles. Ce pont est appelé localement "Pont romain" ??? Mais on ne
prête qu'aux riches...
Un
autre pont de cette famille
CLION CM. Le "Pont-aux-Anes".
CLION
CM. "Le Pont-aux-Anes" Détail du creusement central.
C'est ainsi que l'on
trouve en Charentes de nombreux "Pont
aux Anes".
Mais je vous avais bien dit que ce n'était qu'une histoire...